Faire des coloriages

La semaine dernière, un de mes collègues m’a parlé de son papa très malade, avec beaucoup de pudeur, beaucoup de craintes, du « toi tu sais de quoi je parle, ce que je ressens » dans les yeux.
Il avait beaucoup de questions, pas des questions insidieuses, non, des questions avec de la crainte, avec du « comment on vit pendant / après ça ? » en pointillés (très gros les pointillés parfois), des barrières qu’on remonte à la va-vite alors qu’elles se cassent la gueule à la vitesse de l’éclair, mais d’un côté toi tu sais ce que c’est de vivre ça, tu ne juges pas, tu as de l’empathie, parce qu’il n’y a qu’avec de l’Amour qu’on apaise les maux de l’âme, les questions du cœur.

Alors, même si les précieuses minutes de ta pause déjeuner défilent, tu écoutes, tu réponds, tu encourages, toujours avec le cœur, toujours avec de la pudeur, parce que lui, en face, ne peut pas absorber tout ce que tu pourrais lui dire. Il a sa souffrance à gérer. Dans ses yeux, tu vois la crainte, la terreur, cette peur qui t’enjoins à encore plus de douceur dans le propos, à lui dire qu’il n’y a pas de recette, que celle qui lui conviendra, qui leur conviendra, il la trouvera au fond de lui, il la bâtira avec des tâtonnements, avec le temps. C’est personnel c’est choses là.

Mais on n’oublie pas. Jamais.
On apprend tous à composer avec la mort d’un proche, y compris pour les plus proches. Mais toi qui sais ce que ça fait, même si ta situation n’était pas la sienne, tu tiens à être là. Tu flinguerais ta pause déjeuner que tu t’en foutrais royalement, parce que l’empathie ça fait partie de tes valeurs, que tu crois à l’entraide, que tu crois que si tu n’arrives ne serait-ce qu’à lui apporter 3 secondes de réconfort ça vaudrait toutes les pauses déjeuner d’une vie.

Parce que toi, tu aurais voulu que quelqu’un soit là, que quelqu’un soit empathique, que quelqu’un t’écoute en parler pendant des heures, que quelqu’un te prenne dans ses bras, que quelqu’un te dise que certes tu vas en chier mais que ça va aller, tu apprendras à vivre avec, que quelqu’un comprenne cette douleur qui fusille les intestins, qui t’arrache les côtes petit à petit, qui t’étouffe, qui fait que tes jambes se dérobent, qui font de toi un automate dévasté…

coloriage-1Quand tu sens que là, ça devient trop pour lui, tu déposes ta main sur son épaule, silencieusement et avec un petit sourire, et tu t’éclipses chercher de quoi manger. Bien sûr, ce n’est pas parce que tu as faim que tes entrailles râlent, que tes jambes tremblent, que ton estomac se fait la malle, que ta gorge a soudainement hérité d’un parpaing.

Bien sûr.

Alors tu continues à vire normalement, parce que c’est ça qu’on te demande de faire. Être un pilier, c’est prendre la souffrance, cacher le trouble pour donner la main à ceux qui souffrent, pour qu’ils voient qu’envers et contre tout, même si on se connaît pas plus que ça alors que ça fait presque 5 ans qu’on bosse ensemble, on peut compter sur toi.

Ta réputation de warrior, de survivor, tu ne l’as pas volée. Même ta psy elle te le dit que tu as du courage, que tu es forte, que tu es quelqu’un de bien sur qui on peut compter. Ce sont toutes ces épreuves, toutes ces souffrances, tout ce chemin parfois difficilement parcouru qui ont fait de toi ce pilier que les autres cherchent. Toi, tu sais.

Et puis, une mini-pause déjeuner et quelques petites heures plus tard, un coup de fil, il fallait qu’il parte, un petit regard en coin vers toi, les yeux brillants. Encore quelques heures plus tard, un coup de fil au boulot, il ne sera pas là avant quelques temps.
Ce papa qui souffrait tant de sa maladie s’en était allé.

coloriage-2Boum. Flashback et ascenseur émotionnel.

Toi tu sais.
Toi ça fait presque 14 ans que tu vis avec ça.
14 ans que pas un jour ne se passe sans que tu penses à Elle, celle que tout un chacun croit immortelle au fond de son cœur, au fond de son cœur d’enfant, celle que tu as perdu trop tôt, mais de toute façon c’est toujours trop tôt, à cause d’un putain de crabe et d’une saloperie de bouteille que tu hais, celle pour qui tu as oscillé entre doute, douleur, rébellion, résignation, empathie, fusion pour prendre son mal (ce qui n’a servi à rien, mais tu te disais que sur un malentendu ça pourrait marcher ?), j’en passe et des meilleures.

En entendant le téléphone sonner, tu savais ce qui se disait.
Ça te rappelle les pleurs de 2h du matin qui t’avaient réveillée ce jour là. L’incompréhension, le « c’est pas possible », l’incrédulité, la bombe nucléaire à l’intérieur de toi que tu cacheras dans un bunker que tu monteras à la va-vite qui te rendra proche de l’automate, le silence autour comme si elle n’avait jamais existé alors que toi tu veux juste qu’on t’en parle encore et encore, le désespoir quand 4 ans plus tard le bunker n’a plus joué son rôle et que tu as compris un matin qu’elle ne reviendrait jamais et que jusqu’à la fin de tes jours tu haïras chaque personne saoule que tu croiseras parce que ça te rappellera comme un coup de poignard dans le ventre celle qu’on t’a enlevée, les années de psychothérapie pour ôter cette culpabilité de ne pas avoir pu la sauver, de ne pas avoir pu apaiser sa souffrance, le désarroi de devoir apprendre à vivre avec ça, les questions pour lesquelles tu n’auras jamais de réponse, les moments que tu ne partageras jamais avec elle et cette terreur d’oublier.
D’oublier son visage, sa voix, les petits instants de vie qui te sont plus chers que la prunelle de tes yeux.

Toute ébranlée que tu seras, tu partiras tôt parce que c’est ce jour là que le plombier doit passer, tu feras semblant que tout va bien jusqu’à la voiture où le mascara commencera à peindre tes joues et salir tes verres de lunettes.
Tu rentreras chez toi, à la fois complètement vide et tellement émotionnée que tu ne sauras même plus quoi faire. Tu prendras 20 minutes à envoyer un SMS de condoléances parce que tu n’oses pas appeler, mais aussi parce que tu y tiens, tu aurais vendu ta chair pour avoir des marques de soutien, des marques que les gens pensent à toi et à ta douleur. Envoyer tes sincères condoléances ce n’est pas rien, c’est mille fois plus que ça, c’est le respect, c’est l’empathie, c’est l’entraide, c’est tout ce en quoi tu crois mais que tu ne vois que trop rarement autour de toi.

coloriage-3Et puis en attendant le plombier, tu te rappelleras le cahier de coloriages que tu as eu à Noël par une amie. Tu iras chercher tes feutres, tes pastels et tes vieux crayons pourris, tu allumeras une bougie dans le photophore à étoiles, tu ouvriras le cahier, et puis tu commenceras à remplir les petites feuilles, les petites branches et les petites fleurs.
Tu te rappelleras que petite tu faisais des coloriages avec Elle, ta Maman, qu’elle te disait avec douceur et en souriant de faire attention et de ne pas appuyer trop fort sur le feutre, le crayon ou le pastel, que c’était plus joli comme ça. Au fur et à mesure des petites feuilles, des petites branches, des petites fleurs, les larmes s’arrêteront de couler et un sourire nostalgique s’installera sur tes lèvres.

Dans ta tête, tu reverras son visage, son sourire, tu entendras sa voix si douce, tu te rappelleras comment elle t’aidait à remplir une forme compliquée pour toi, les félicitations qu’elle te donnait peut importe le résultat.
Jusqu’à ce que le plombier téléphone, tu redeviendras la petite fille, tu seras avec ta maman, et comme toute maman qui se respecte, elle sèchera tes larmes, elle apaisera ton chagrin, elle t’enveloppera de la douceur maternelle qui t’a tellement manqué ces dernières années.

En refermant le cahier, tu relèveras la tête, sans ce chagrin qui t’oppressait il y a quelques minutes encore, toute contente de tes jolies petites feuilles.
Tu reprendras ton chemin là où tu l’avais laissé mais avec le sourire et le cœur plus léger, certaine d’avoir fait de ton mieux.

La vie continue. Et toi tu as appris à vivre avec ça.

Merci copine Betty pour ce chouette cadeau.

Bonne journée.

PS : Avant que tout le monde ne s’affole, je vais bien, ne vous inquiétez pas, je me suis remise de mes émotions comme en témoigne la fin de l’article.

12 thoughts on “Faire des coloriages

  1. Ben si, y avait besoin des Kleenex…

    De rien, ce fut avec plaisir… J’espère que ce cahier de coloriage remplira bien son rôle de madeleine de Proust alors…. Qu’à chaque que tu l’ouvriras, tu te rappelleras tous ces bons moments avec ta maman, tous ces moments que tu as peur d’oublier avec le temps… S’il le faut, ce cahier deviendra un cadeau annuel…

    Gros bisous & câlins !

    1. Pardon…
      Oh ben écoute, pour l’instant il joue très bien son rôle ! Après, je crois qu’il y a des multiples supports à souvenir, et que c’est en les multipliant que les souvenirs viennent à la surface, parfois de manière inattendue. Dans le cas du cahier de coloriages, c’est peut être les circonstances qui m’ont fait penser à ça.
      Des bisous copine.

  2. Très joli texte… il faut une bien belle âme pour inspirer une aussi jolie plume 🙂

    Cette histoire me rappelle les Romains qui enterraient leurs morts le long des routes… parce que passer devant eux, leur accorder une pensée, un peu de temps chaque jour, c’était les garder parmi les vivants… parce qu’entretenir leur mémoire, c’était leur offrir l’immortalité.

  3. Je pense que tu n’es pas juste et que les gens qui étaient présents à ce moment-là t’ont prouvé leur amour. Qu’il s’agisse de ton père, ton frère et tous les autres, ils ont su t’entourer de tout ce qu’ils étaient capables de t’offrir pour soulager ta peine au détriment de la leur, tout comme ils ont morflé plus que toi pour te préserver.
    Dans l’immédiat, je n’ai plus envie de lire ton blog.
    Bisous.

    1. Apparemment ce n’est pas flagrant pour que tu postes un commentaire comme celui-là, mais je ne parlais pas d’une absence d’amour de la famille (qui a fait ce qu’elle a pu avec ses moyens et la circonstance) (j’ai notamment un souvenir très ému de la lettre de ma marraine, si je ne devais prendre qu’un exemple sans qu’il ne soit trop intime, et ça je l’ai dit de nombreuses fois), parce que l’entourage ne se limite pas à la famille.
      Je l’ai déjà dit, mais il y a des choses suffisamment intimes pour que je n’en parle pas ici. Et je ne vois pas pourquoi je me permettrais de juger les miens, en étant moi-même loin d’être parfaite.
      Dans cet article, je parle de l’amitié, des copinages, des relations (comme celle que je peux avoir avec ce collègue de travail dont je parle au début) parce que oui la famille c’est important, mais il n’y a pas que cela. Parce qu’il y a des moments où la famille remplit son rôle comme elle peut et que ce sont les « relations » qui prennent le relais pour apporter un plus. Alors oui, bien sûr, que les circonstances de l’époque n’ont sans doute pas aidé à maintenir un lien avec les gens que je connaissais, mais je persiste à dire que je me suis sentie seule de ce côté là, que j’aurais voulu ne serait-ce qu’avoir un(e) ami(e) qui m’écoute, qui me parle, qui me soutienne, ou qui me présente ses condoléances.
      Et que ce soutien, j’ai tenu à l’apporter à mon collègue.
      Voilà, c’est tout.
      Quant à dire qui a morflé plus que l’autre pour le préserver, franchement, je ne vois pas qui peut juger (encore une fois) avec l’ensemble des éléments. Chacun a fait de son mieux pour traverser l’épreuve (et le fait encore), point barre.
      Quant à l’envie de lire le blog, il n’y a que toi pour en décider.

  4. Tu te balades sur la toile, et tu vas voir par hasard, comme une petite promenade dans des sentiers familiers, les blogs dont tu as marqué la page. Tu cliques deçà-delà, tu lis, parfois un peu vite. Mais cette page-là, tu la lis avec attention. Tu sens bien qu’elle parle de quelque chose de sérieux, d’une blessure que nous connaissons tous plus ou moins. Tu lis tout, du début à la fin.
    Tu es drôlement émue, tu te dis que c’est bête. Tu te reprends, ce n’est pas bête. Être émue par un beau texte, c’est une force, tu te dis, pas une faiblesse. Tu te dis que c’est bien écrit, que tu aimerais bien connaître mieux cette fille, parce que ce doit être quelqu’un de bien. Tu te dis que c’est drôle internet quand même, pouvoir partager avec des inconnus, pouvoir les frôler, lire un peu de leur âme et de leur parcours. Quand le partage est si beau, c’est assez chouette la technique, tu te dis.
    Et tu penses à ta maman à toi, celle qui est encore vivante, pas loin. Celle que tu aimes tant, qui sent bon, qui a des vêtements tout doux et des cheveux longs bien coiffés, qui sourit tout le temps. Celle qui est belle, que tu admires, avec qui tu as la possibilité de pouvoir partager encore du temps. Tu te dis que tu as tellement trop trop de chance. Que tu as connu d’autres blessures, d’autres coups durs, mais pas celui-là, et tu te regardes les mains comme un enfant qui est tombé et qui constate qu’il n’a aucune blessure. Tu te dis que tu vas lui dire, à ta maman, que tu l’aimes.
    Rien que pour ça, tu te dis que tu vas laisser un commentaire, quand même. Trop peu laissent de commentaires. Tu voudrais dire merci, en fait, tout simplement.
    🙂

    1. Merci à toi d’être venue et de laisser un si joli commentaire !
      Être émue, oui c’est une force, et c’est d’autant plus fort que ça veut dire que tu as un cœur qui bat et de la sensibilité. C’est beau la sensibilité, c’est une très belle qualité.
      Et oui, dis bien fort à ta maman, et à tes proches que tu les aimes.
      C’est important.
      Merci beaucoup 🙂

  5. J’ai vu la photo de ton article et je me suis dit « c’est le même que le mien,c’est marrant, je vais voir ce qu’elle en pense ! »… et je me suis pris une belle claque ! Ton texte est magnifique, ton écriture est élégante, ton histoire est émouvante. J’ai juste envie de t’envoyer de bonnes ondes à travers l’écran. J’ai lu, et après je suis allée faire un calin à ma fille.

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